Cours

  

Eléments d'histoire de l’art et de la philosophie

Eléments issus d’une conférence à deux sur "La metafisica" de De Chirico, 

donnée lors de l'exposition sur la peinture italienne du début du XX° siècle 

par Laurence Gervot et Pierre Rostaing au Musée de Grenoble, Mai 2005. 

Merci à Thomas Vidart d'UGA. et Champollion pour sa patiente relecture.





A. PROGRAMME OFFICIEL DU MUSEE

TITRE                Art et philosophie : avant, pendant, après la métaphysique.

RESUME            L'art ou "l'esprit qui se cherche". Un parcours qui nous conduira de la préhistoire et de l'Egypte ancienne à Soulages pour introduire à l'histoire du dialogue permanent entre l'art et la pensée. 


B. PROGRAMME DE PHILOSOPHIE

Début. Avant la métaphysique : 0. Préhistoire. 1. l’Egypte et l'énigme du Sphinx, symbole de la lutte de l'Esprit se formant dans la nature, cherchant à s'extraire de la matière. 2. Le Sphinx du mythe d'Oedipe ou l’invention de la raison par les Grecs. Milieu. La métaphysique : du Moyen-Age aux Temps Modernes ou le combat de la raison contre la nature (Torriti, Le Lorrain, Van der Meulen). Fin. Le monde contemporain ou le combat de la raison avec elle-même (De Chirico, Delaunay, Warhol, Soulages).
Réflexion à partir de 10 Oeuvres du Musée : 1. Le Sphinx, énigme égyptienne et raison grecque, h, 2. "Sainte-Lucie", Torriti (XIII), 3. "Dieu réprimandant Adam et Eve", Le "Dominiquin" (XVII), 4. "Allégorie de la vérité et du temps" Jordaens, 5. "Paysage pastoral", Le Lorrain (XVII), 6. "Le Roi Soleil", van der Meulen (XVIII), 7-8. « Fenêtre », Delaunay et la "Metafisica" de De Chirico (XX), 9. «Jackie Kennedy» , Warhol, 10. «222-628», Soulages.  11. 

PROBLEMES     Comment penser l'art ? A-t-il une fin ? Y a-t-il une vérité dans l’art? Quel rapport y a-t-il entre art, religion, histoire et raison ? L'art correspond-il encore aux besoins de spiritualité du passé ?

INTROD.             Thèses sur l'art. Côté objet, on a pu définir l'art comme simple imitation du réel, par exemple comme la représentation de belles choses provoquant naturellement le plaisir de la contemplation : mais alors comment faire place à l'imagination, à l'esprit de création et d'invention ? Ou encore comme production accompagnée de raison,définition fixant la nécessité du rapport entre la technique comme moyen et l'art comme fin : mais alors quid de l'identité entre l'une et l'autre (en grec, en effet, le mot tekhnè signifie également l'art et la technique) ? Enfin, comme "ce qui fait briller la présence des dieux dans le présent" (Aristote)...
Côté sujet, l'art peut être considéré comme un don, une capacité exceptionnelle à créer de belles représentations — un don des dieux par conséquent, de nature à susciter l'enthousiasme de la communauté des hommes tout entière, l'artiste se faisant alors le médiateur d'un message divin auprès des spectateurs : cependant, l'art n'est-il pas aussi un savoir ? 
Mais aucune de ces thèses considérées à part ne permet de rendre compte de ce qu'est l'art en lui-même, de sa continuité dans l'histoire et de sa fin. C'est pourquoi nous privilégierons ici la thèse moins courante de Hegel, issue de son Esthétique, la plus vaste méditation sur l'art qui ait jamais été engagée, selon laquelle "l'art c'est l'esprit qui se cherche" : d'abord à l'extérieur de lui-même, dans la matière, c'est-à-dire la nature avec laquelle il fait corps (Egypte), avant de se découvrir "lui-même" (Moment Grec), puis de "rentrer à l'intérieur de lui-même" afin d'y rechercher sa cause et son sens successivement dans Dieu, dans la Science, dans l'Histoire (Occident).

                               Préambule (Devant la momie de la prophétesse Antinoë exposée au Musée de Grenoble) : La culture et l'art, ou l'arrachement à la natureQu'a-t-on là, sous nos yeux ? 1°/ Suivant la distinction grecque entre les hommes et les dieux, "une immortelle mortelle" : une femme artiste, qui bien que morte il y a 20 siècles, fût immortalisée par la grâce de conditions naturelles exceptionnelles et l'art de l'embaumement. Voilà qui nous permet de fixer de suite une première différence avec l'´animal qui, de lui-même, ne laisse jamais aucune trace de son passé. 2°/ Quant à l'identité entre cette momie et nous, nous la voyons comme nous "habillée du voile de l'esprit", marquant ainsi que l'homme ne veut pas, lui, rester comme la nature l'a fait" (à la différence du reste du vivant, qui est et reste nu de tout... son vivant), 3°/ Nous la découvrons, en outre, entourée et parée de tout ce qui a résulté de son désir de bien-vivre, de tout ce qui a orienté son existence comme celle des siens : la musique, la beauté, etc. 4°/ Enfin, son regard orienté vers l'Est — et figuré à même le sarcophage par l'œil Ouadjit — lui permet de rester tournée vers Râ et de pouvoir ainsi continuer à voir, dans la lumière de l'esprit divin, l'existence des mortels. C'est là ce que les Grecs ont admiré chez les Égyptiens : la double invention de l'individualité et de l'immortalité [pensée plus tard, sous le Christianisme, comme éternité].

DEVELOPPEMENT    [LECONS SUR LES OEUVRES, CI-DESSOUS]

CONCLUSION    Au terme de notre parcours, répondons à la question : Comment penser la notion d'art ?
                        En chemin nous avons rencontré l'art à travers des œuvres produites par des artistes de cultures et de civilisations différentes, telles que l'Egypte ou l'Occident. Mais nous avons été nous-même partie prenante de cette rencontre : n'avons-nous pas en la matière parfois réussi — même si c'est dans une mesure moindre que celle de l'artiste — contribué à sa mise en lumière ? C'est pourquoi pour penser la notion d'art aussi complètement que possible, nous pourrons commencer par distinguer à la façon de Pythagore un tout logique formé de ces 4 éléments (Tétraktis) afin d'étudier la nécessité de leurs rapports : 1. l'œuvre produite, 2. l'artiste qui l'a produite, 3. le spectateur qui leur répond [ou pas, d'ailleurs], enfin le tout de l'Esprit présidant à l'avènement de l'art qui, au sein d'un même monde, nous oriente [ou au contraire nous désoriente]. Ce peut être un plan pour le bac :
1. L'œuvre est à distinguer de l'objet : ce n'est pas quelque chose que j'ai, à la manière de l'objet dont j'ai conscience ou dont je peux faire le tour et posséder le savoir de manière somme toute finie, comme dans la technique ou la science de cet objet. C'est bien plutôt quelque chose qui m'a, qui me possède, au moins le temps où l'effet de l'art se produit m'ouvrant alors sur l'infini. En ce sens, il est permis de dire, que l'oeuvre, tout comme autrui, excède le pouvoir de ma conscience. Plus — dans les deux cas — la relation sujet-objet par laquelle on définit traditionnellement la conscience se trouve comme renversée : autrui et l'oeuvre ne m'arrêtent-ils et ne me commandent-ils pas alors plus que l'inverse ?
Une problématique classique : L'œuvre n'est-elle qu'imitation [finie] ou création [infinie]?
2. Côté artiste, la question majeure est posée très tôt par Platon dans son dialogue Ion : l'artiste possède-t-il un savoir que je peux apprendre et enseigner, comme celui du technicien, ou, au contraire, est-il possédé lui-même par une force supérieure, que celle-ci émane des dieux ou de l'enthousiasme de la communauté qu'il sait cristalliser ou des deux à la fois (à moins qu'on puisse identifier les deux, le divin étant pensé comme le tiers inclus et généré du rapport à autrui) ?
Problématique : L'art de l'artiste est-il un savoir comme un autre ou un don [alors unique] ?
3. Côté spectateur, si l´étonnement fût bien présent, c'est à une inversion phénoménologique du rapport sujet-objet, par lequel on définit traditionnellement la conscience, que l'on assiste : l'œuvre semble bien devenir le véritable sujet d'un évènement dont le spectateur est l'objet : on se voit soi-même arrêté, saisi par la beauté, ou bien emporté par la transe, le corps comme "sculpté" par la danse, etc. On peut même se demander dans quelle mesure on ne se trouve pas alors, comme l'artiste, carrément "dépossédé de soi" — comme par exemple lors d'un grand concert, ou devant la Pietà, face aux pyramides ou l'émotion immanquablement l'emporte, etc.
Problématique :  L'art est-il de nature à annihiler, modifier ou accroître ma perception ?
4. L'art en tant que manifestation matérielle ou sensible — mais totale — de l'esprit, ou principe d'orientation dans le monde.
Problématique :  La fonction de l'art est-elle de créer un monde ou de nous orienter dans le monde ? De "nous purger de nos passions" (Aristote) ou de "nous guérir de la vérité" (Nietzsche) ?


[ANNEXE RAPPELL'invention de la Métaphysique par les Grecs. Malgré la force de ses liens avec le passé, et particulièrement avec l’Orient et l'Egypte [les mystères, la mythologie etc.], la Grèce s'est affrmée dans la manifestation de la raison prenant conscience d'elle-même et de son destin. Ainsi Périclès : "Un jour les hommes s'émerveilleront de nous, comme nous nous sommes émerveillés du présent". En moins de 3 siècles, les Grecs inventent la poésie [les formes du théatre : la tragédie, la comédie], la politique, la philosophie, la logique, l'arithmétique, la géométrie etc., bref toutes les catégories de la science et de l'art occidental. On peut ainsi dire que, depuis, l'Europe et l’Occident se sont développés de façon exponentielle sur les intérêts d'un capital dont le monde entier perçoit toujours les bénéfces : le logos, la « raison ». Pièces maîtresses de ce premier système de pensée universel, et comme tel réutilisable ou reproductible : la Physique et la Métaphysique d'Aristote (- 384-324).

§§. Le nom de Métaphysique, en effet, est directement attachée à l’oeuvre d'Aristote qui fait suite à sa Physique, bien que ce titre fût donnée par son éditeur, Andronicus de Rhodes. Ta meta ta phusika désigne ce qui vient après ce qui concerne la nature. La première phrase de la Métaphysique d'Aristote dit : "Tous les hommes désirent naturellement connaître"... ce qu'ils voient et entendent, etc. Mais seuls les meilleurs recherchent en outre ce qui se situe au-delà de l'expérience sensible : ainsi, par exemple, après la connaissance du corps celle de l'âme, et au-delà des qualités de l'âme, la sagesse. Ou après l'expérience, l'art [lequel peut alors être dit par essence métaphysique s’il ne se contente de copier la nature, mais fait briller, par-delà celle-ci, "l'harmonie invisible du visible" (Héraclite)]. Le coeur de la Métaphysique consiste donc dans "la recherche des 1ères causes et 1ers principesqui ne tombent pas sous les sens, mais déterminent eux-mêmes le sens de ce qui est. Ce qui présuppose la distinction, appelée dualisme, entre un monde physique sensible (l'étant en devenir ou en mouvement) et un monde suprasensible (l'être permanent et vrai). C'est pourquoi la Métaphysique est dite "science de l'être" ou "philosophie première", par opposition à la physique.

§§.L'histoire de la Métaphysique, quant à elle, caractérise la période qui s'étend de son invention par les Grecs jusqu'à Hegel et Nietzsche qui prétendent y mettre fn chacun à leur manière [XIX°]. Elle peut ainsi être lue comme l'histoire des changements d'interprétation du principe de l'Etre, la Nature pour les Grecs (= Ontologie) : Dieu au Moyen-âge (= Théologie), et enfn à l'ère Moderne qui s'ouvre avec Descartes : le Sujet (= Anthropologie).] 


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COURS SUR LES OEUVRES [EXTRAIT]


Cours N°6 [Université]— Le Sphinx 

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« Ce que Maât « souffe à l'oreille de Pharaon » : "ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. » Livre des Morts

Introduction. Nous sommes partis de l'oeuvre d'art la plus signifcative de la préhistoire, sans toutefois en épuiser le sens. Mais l'omniprésence de l'attention humaine à l'animal, c'est-à-dire de l'attention pour ce qui est à la fois au plus près de soi et autre que soi, nous semble devoir justifer l'extension à la préhistoire de la thèse de « l'esprit-nature » selon Hegel [l'esprit à l'état de nature]. Autrement dit, la préhistoire de Chauvet à Lascaux peut entrer dans l'histoire, dans la mesure où l'esprit certes immergé dans la nature commence à poser celle-ci devant lui comme objet sacré et comme objet de culte. Si la religion est la « première forme d'expression du vrai », alors ce qui est au fondement de son expérience, y compris pour les hommes de la préhistoire, c'est la communauté humaine elle-même qui, d'une volonté commune, prend conscience de soi et s'affrme à travers la saisie de « l'esprit nature [l'âme an.] » dans son œuvre. Pendant des milliers d'années, dit Hegel, le travail de l'esprit a consisté à réaliser la notion de religion et à en faire l'objet de la conscience (PhP, I). La notion de religion, pour lui, "est entièrement le contenu de la réalité" avec laquelle l'esprit s'est réconcilié. Une réalité qui jusque là fût l'âme animale ou l'âme du vivant dont l'homme dépendait essentiellement. Et qui, soudain, va dévoiler la structure quadripartite du monde : « le ciel et la terre, le divin aux mortels ».

EclaircissementLe sacré fait signe vers ce qui transcende toute communauté [et qui est, en ce sens, déjà, d'ordre métaphysique : puissance au-delà de soi qui s'exerce sur soi]. Comme le terme dérive du verbe latin sancire, sanctionner, et sancio, « rendre sacré, inviolable, par un acte religieux », on désigne aussi par sacré l'idée même du Bienpour nous et non nécessairement pour soi. C'est ainsi qu'une communauté ressent toute remise en question de ce qu'elle considère sacré comme interdite. Et c'est ainsi que naît la loi et son corollaire, la sanction individuelle, destiné à assurer le retour au sein de « l'universel ». Dans la nature, ordre de la nécessité, il n’y a point de sanction parce que les lois sont tout simplement inviolables. Il n’existe de sanctions que pour la loi humaine, qui inclus a contrario la possibilité de sa transgression).

§ 1. Situation dans le temps : infuence de L'Egypte. + grande civilisation de l'histoire humaine [3000 ans]. La philosophie naît en l’espace de 3 siècles, entre le VIème et le IVème siècle av. J-C., c'est-à-dire à mi-chemin entre le Sphinx et les Pyramides de Gizeh [2650-2550 av. JC., 4ème Dynastie] d'une part et, d'autre part, les Temps modernes qui marqueraient l’apogée et la fn de la Métaphysique au XIXème. Les Grecs connaissaient, admiraient et se sont inspirés de cette grandeur de l'Egypte. C'est dans ce cadre que Hegel introduit, dans son « Esthétique », à l'aventure de la formation et de la culture de l'esprit à travers sa représentation sensible dans l'art.

§2. Sources et méthode. A. Suivant les "inventeurs" de la Métaphysique, Platon et Aristote, le principe qui unit la philosophie et l'art c'est que tous deux naissent avec l'étonnement : la philosophie en commençant avec lui, et l'art en le provoquant. Leur caractère commun : "faire briller la présence des dieux dans le présent", l'art sur le plan intuitif de la représentation sensible, la philosophie sur le plan de la raison. Notre méthode consistera donc à partir de l'étonnement provoqué par l'oeuvre pour tenter de remonter à ses « premières causes ou premiers principes » en suivant le fl conducteur de la lumière. Et, plus précisément : le double rapport à la matière de la lumière naturelle et de la lumière de l'esprit. B. L'Esthétique de Hegel constitue la méditation la plus vaste sur l'art, pensée à partir de la Métaphysique, et pensée comme histoire de la raison occidentale. Au crépuscule des "temps modernes" Hegel, qui prétend achever la Métaphysique, défnit l'art comme « l'esprit qui se cherche » : c'est l'esprit se prenant

lui-même pour objet et cherchant son accomplissement dans l'absolu, après s'être arraché à la nature. Ainsi, l'oeuvre du grand art est-elle pour lui la pure représentation de l'esprit s'adressant à l'esprit. Car si elle peut bien vouloir imiter la nature, l'oeuvre s'en sépare de fait : elle n'a aucune utilité pratique. Et si elle exige bien un travail, ce n'est autre que celui de l'esprit en direction de l'esprit. Dès lors : ce travail accompli, que restera-t-il à l’art quand ce qu’il fera briller ne sera plus « la présence des dieux » ?

§3. Caractéristique de l’art de l’Egypte. A. Chacun en connaît le style fait de grandeur et d'équilibre, l’inspiration magico-religieuse plongeant ses racines dans la préhistoire par le culte du soleil, du « feu ». C'est une esthétique fxe, dominée par le sens de l'éternité [Tout] et de l'individualité spirituelle [Un]. Ce qu’ont reconnu les Grecs : Hérodote fait des Egyptiens les "inventeurs" de l'immortalité de l'âme. Entièrement déterminé par la croyance en la survie de l'âme en sa demeure éternelle [Rê], cet art n'a pas pour fn l'esthétique mais le rite religieux. La rupture avec la préhistoire réside ici dans l'individualité qui consacre le rapprochement entre le Roi et Rê que le culte du soleil méconnaissait : avant, les corps étaient abandonnés ou rendus à la terre [contre-ex. du Cairn de Dissignac : les corps y étaient dissous sous l'action conjuguée des éléments, bien que déjà sous « l'œil » du soleil au solstice d’hiver]. Désormais, ils sont rendus éternels. Enfn, noter la cohésion d’un style dont les caractéristiques, de l'artisanat à l'architecture, ne varient pas 3000 ans durant. Cas d’unité stylistique unique dans l'histoire.

B. La meilleure expression de cet art est l'ensemble des Pyramides et du Sphinx de Gizeh, que refète ici la pièce N°91, probablement la plus mineure du musée : « Petite statuette de
Sphinx 
». Qu'a de si étonnant l’original ? Il relève de l'architecture autant que de la sculpture : comme tel il renvoie d’abord à la matière. Ensuite, il se présente comme une énigme [Hegel : "déjà pour les Egyptiens eux-mêmes"] : visage de Pharaon faisant face au lever du soleil et corps de lion couché, couvrant la terre et protégeant la pyramide. Cette division implique un double rapport : l'esprit est au soleil ce que le corps est à la pyramide ; le Roi [pharaon] accueille Rê dès l'aube et le lion protège l'érection de la demeure éternelle qui, à midi, étend son pouvoir sur toute la terre. Le Sphinx marque une rupture avec la préhistoire : l'esprit (l'individualité spirituelle) se dresse au-dessus de la nature face à leur origine commune : Rê, le soleil. Il marque ainsi le début de l'Histoire avec laquelle, dit Hegel, la philosophie dès lors va se confondre.

[§ 3bis. Pyramides de Gizeh. Ancien empire, dynasties III et IV (-2650/-2550). Etymologie grecque, car en égyptien un seul vocable : mer. Chez Hérodote, pyramis désigne un gâteau de miel à forme géométrique, et chez les mathématiciens, tels Pythagore, la forme géométrique elle- même. Point décisif dans l'évolution de leur forme : en un siècle, de la IIIème à la IVème dynastie, on passe des pyramides à degré [fgurant l'escalier que le Texte des pyramides appelle pour faciliter l'ascension de l'âme du Roi vers Rê son père] à la forme parfaite des pyramides de Gizeh [liant le soleil à la terre pour abriter l'union parfaite de Rê et de Pharaon : le Texte des pyramides clôt l'odyssée sur l'apothéose du roi auprès de Rê auquel il devient indissociablement lié. La pyramide matérialise le soleil sur la terre, l’obélisque un rayon du soleil. La géométrie des pyramides, première abstraction monumentale de l'esprit, infuencera de façon décisive les mathématiciens grecs dès le -VIème (de Thalès, Pythagore, à Platon, Euclide, etc.).

§ 3ter. Sarcophages. En égyptien, "sarcophage" signife : "le maître de vie". Ses fonctions : a. protéger le corps momifé, b. assurer la demeure, l'éternité, c. reproduire l'univers : sur le couvercle fgure le Ciel, le fond la Terre, les côtés les quatre horizons où se croisent le Ciel et la Terre. Le corps est déposé la tête au nord et le visage tourné vers l'est où se lève Rê, « celui qui fait ». Il présente comme le Sphinx un double rapport : non plus visage/animal, mais visage/symbolisme pouvant assumer une part de la transition vers la Grèce. Matière : suivant les dynasties, bois peint ou pierre sculptée. Forme : si les corps relèvent de schémas traditionnels, stéréotypés, les visages sont toujours en revanche d'une profonde vérité psychologique. Ainsi faut-il distinguer : A. le masque funéraire [portrait aussi fdèle que possible pour assurer le succès du transport des âmes]. B. la syntaxe générale du symbolisme funéraire déployé sur la surface du corps : a. la pesée de l'âme du défunt, b. le voyage en barque du défunt vers Rê, c. l'oeil ouadjit (image du soleil) qui permet encore au défunt de voir le monde à travers celui-ci, d. les inscriptions hiéroglyphiques tirées du Livre des morts, e. le vautour enveloppe de ses ailes le défunt.]

§4. Avant la Métaphysique : Egypte ancienne et Sphinx de Gizeh (Salle basse du Musé : copie, pièce N°91)

L’original : corps de lion et visage attribué traditionnellement à Chéphren, IVe Dynastie, -2600.

A. De tout l'art symbolique, le Sphinx est l’image la plus représentative : ce qui frappe — étonne — c'est l’énigme que constitue ce mélange monstrueux d' « individualité spirituelle » et de « naturalité animale », qui semble bien vouloir "dire des choses réelles à travers la liaison de choses impossibles" (Aristote, Poétique). Ce "Symbole du symbolisme même" tient sous sa garde la Pyramide, "forme la plus simple de l'art symbolique" qui exprime clairement le façonnage des phénomènes naturels par l'esprit : les lignes naturelles des rayons du soleil s’étendent d'Est en O., et du N. et au S., formant, en un refet simple de l'esprit, « l'unité grandiose du ciel et de la terre, du divin et des mortels ».

B. Les énigmes caractérisant l'art symbolique de l'Egypte ancienne étaient des énigmes pour les égyptiens eux-mêmes : elles sont donc bien les signes de la marche diffcile de l'esprit se cherchant lui-même dans la nature, luttant avec les éléments mais ne se trouvant pas encore lui-même. Il reste alors extérieur à lui-même, prisonnier de la matière.

C. Différence spécifque de l'âge Grec : Hegel demande de comparer l'unité du fond et de la forme dans la statuaire grecque avec leur opposition dans le Sphinx : l'élévation des formes physiques par l'esprit enfn devenu clair à lui-même, la stature idéale de l'homme, la sérénité des visages, sommets de l'art classique illustrent la défnition de l'homme par Pythagore : "Fait pour contempler les étoiles"Si la sculpture, en façonnant la matière, reste encore relative à l'architecture, elle s'en distingue cependant en cessant de la façonner comme quelque chose d'étranger à l'esprit. L'architecture des pyramides pouvait bien abriter l'esprit, la sculpture grecque manifeste celui-ci en tant que tel : par lui, l'homme se dresse au centre du cosmos.

§ 5. Conclusion-Transition vers la Grèce antique : du Sphinx-énigme au Sphinx posant l'énigme. Pour Hegel, les symboles égyptiens "renferment implicitement beaucoup, et explicitement très peu". C’est pourquoi, poussé à son extrémité, le symbole se fait énigme : « Cette tendance à la spiritualité qui a conscience déjà d'elle-même, mais ne saisit pas encore dans un objet réél sa parfaite image [...] est le symbolique même, qui, à son dernier degré devient l'énigme ». Ainsi, le Sphinx est-il "le symbole du symbolisme même" (La défnition paradoxale de l'homme comme animal rationale n'est-elle pas déjà posée dans ce monstre mi-homme mi-animal ?). Qu'y voir au- delà de l'apparence ? Hegel répond : « L'esprit de l'homme s'efforçant de sortir de la forme bornée de l'animal, sans toutefois parvenir à s'arracher à elle » : sans atteindre à la représentation parfaite de la liberté que les Grecs lui donneront.

Avec les Grecs, l'esprit s'est enfn trouvé : l'esprit devient lui-même raison. C'est ce qu’indique avec éclat le fragment 101 d'Héraclite : "J'étais la fn de mon enquête (istoria)". L'esprit se distingue désormais de la nature comme étant à lui-même sa propre fn : tel est encore le sens du célèbre "Connais-toi toi-même".

Si en Egypte, le Sphinx est resté une énigme, dans le mythe grec, le Sphinx, de mâle est devenu femelle (Rabelais lui forgea le nom de Sphinge) ; mais surtout le Sphinx pose sa propre énigme à l'homme qui y met fn par le seul moyen de la raison : "Qui le matin marche sur 4 pattes, le midi sur 2 et le soir sur 3 ?". Oedipe répond : "c'est l'homme". Il met un terme défnitif et à l'énigme et au monstre, et il ouvre ainsi l'ère de la raison. "L'explication du symbole se trouve dans l'idée qui existe en elle-même et a conscience d'elle-même". L’héritage de l’Egypte se trouve ainsi soumis à la raison : tel est le sens de la reprise et de la résolution de l’énigme du Sphinx par Œdipe dans la tragédie de Sophocle. L'esprit ayant pris conscience de lui-même, l’étape suivante sera la recherche de sa propre cause : l'Etre, Dieu, seront les premières hypothèses. Dans tous les cas, et dans toute l'ère dite métaphysique ouverte par les Grecs, l'art sera affaire de rechercher les formes sensibles les mieux appropriées pour traduire la puissance de l’Esprit et sa volonté de se manifester et de se reconnaître.


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ANNEXE

Question du nez cassé : Mohamed Sa’im al-Dahr, moine fanatique, islamiste soufi, en est le responsable (XIVe s.). 

PETIT DICTIONNAIRE (NON EXHAUSTIF) DES PRINCIPAUX DIEUX

Ammout, la « Dévorante » dieu tenant à la fois du lion de l'hippopotame et du crocodile. Quand un mort se présente devant Osiris [dieu des morts] son âme est pesée pour savoir s'il était bon dans sa vie afn de pouvoir entrer dans le monde des Morts. Son cœur est posé sur le plateau d'une balance, avec une plume dite « de la vérité » sur le second plateau. Si le cœur est plus léger que la plume, le mort est accepté dans le royaume des Morts. Si le cœur est plus lourd que la plume, il est avalé par Ammout.

Amon est le principal dieu égyptien à partir du Nouvel Empire. Dieu de l'eau, source de toute vie dans le désert mais qui, souvent invisible à la surface, doit être cherchée au fond d'un puits. Dieu local [divinité agricole de Libye probablement, dieu de la fertilité qui offre au peuple de manger à sa faim], il devient dieu dynastique à partir de la XIIe d. au cours du Moyen Empire. Quand Thèbes, sur les bord du Nil, devient la capitale de l'Egypte, Amon devient le dieu principal du pays. Son nom signife l'inconnaissable ou le caché — il n'apparait que dans les rêves extraordinaires ou post mortem. Il fut notamment vénéré dans la plus grande cité-temple d'Egypte, Karnak, où son culte était présidé par la grande adoratrice, flle du pharaon qui lui vouait sa vie. Amon rendait ses oracles, sa fgurine installée sur une barque : la barque avançait ou reculait pour répondre aux questions par oui ou par non. Devenu dieu protecteur du Nouvel Empire, il s'empare des caractères d'autres dieux : associé au dieu Min, le dieu ithyphallique, symbole de la virilité fécondant la Terre, à Rê, le dieu principal jusque là, le dispensateur de la vie, il est alors Amon- Ré, enfn aux pouvoirs du dieu guerrier Montou.

Anubis, dieu de la mort et de l'embaumement et de la momifcation. Homme à tête de chien sauvage (de couleur noire) ou parfois chien entier. Les chiens sauvages étaient nombreux dans le désert égyptien et rôdaient parmi les tombeaux. Anubis est la transcription en grec du nom égyptien Inpou. Fils et embaumeur du dieu Osiris, il exécute la « pesée des cœurs » ou « Jugement du mort ».

Horushomme à tête de faucon, est l'un des plus anciens dieux de la religion de l'Egypte antique. Son nom signife celui qui est au-dessus. Dieu protecteur du pharaon, souvent paré de la double couronne royale. Le dieu Horus apparait dès la première dynastie, à la fn du IIIe millénaire, comme en témoigne la stèle du roi serpent. Ses représentations : A. Ré-HorahktyHorus de l'horizon, soleil du matin et du soir, alors représenté avec une tête de faucon surmontée du disque solaire de Rê. Fils d'Isis et d'Osiris, neveu de Seth ayant tué son frère Osiris. Horus combat Seth et venge la mort de son père Osiris (symbole du combat entre le jour et la nuit : chaque soir, Seth l'emporte, mais chaque matin, Horus reprend le dessus). Il est alors Horus « vengeur de son père ». Il sera à la suite de ce combat le premier pharaon légendaire d'Egypte. Ayant battu les forces de désordre que représente Seth, Horus devient ainsi symbole de l'ordre et de l'harmonie universelle, rôle qui reviendra de droit divin à tous les pharaons.

Isis, déesse, sœur de Seth et d'Osiris, dont elle est également l'épouse, et mère d'Horus. Déesse de la magie, associée à la résurrection d'Osiris. Représentée comme une femme coiffée du disque

lunaire, parfois dotée d'une paire d'ailes de faucon, dont elle s'est servie pour ressusciter Osiris.

Osiris sort fnalement vainqueur de son combat contre Seth car son fls Horus a poursuivi la lutte. Mais malgré sa victoire, Osiris est un roi mort. Il poursuit son existence retiré du monde des vivants. Sa royauté s'exerce dans la Douât. Si Osiris est le dieu des morts, il est aussi celui de la fertilité. Sa mort est assimilée au cycle de la nature et donc de la vie saisonnière des travaux agricoles. Le défunt est « cette gerbe de vie qui sort d'Osiris (...) qui fait vivre les hommes (...), qui fait prospérer les vivants, qui fortife le corps des vivants. »

Seth, dieu du Chaos, capable de déchaîner tempêtes et foudre sur les ennemis de Râ (complément de Maât et Thot, également créés pour traverser la nuit).

Thot, dieu de la science, de l'écriture et de la sagesse, dieu des scribes. Représenté par l'ibis, la lune ou le babouin. Nom égyptien : Djehouti. Détenteur de toutes les connaissances, il a inventé le langage et l'écriture : les hiéroglyphes. De ce fait, dieu scribe des autres dieux et protecteur des scribes. Il participe au jugement du mort par Osiris où il prend note du résultat de la pesée de l'âme du défunt. Aide Horus à récupérer l'œil perdu dans son combat avec Seth. Son principal lieu de culte est à Hermopolis Magna. À partir de la domination des Grecs sur l'Egypte (- IVe siècle), il est assimilé à Hermès.

Uræus garde les portes du monde inférieur et guide le pharaon mort dans son voyage en ce monde.

Maât est la déesse égyptienne de la justice, de l'équilibre du monde et de la paix. Elle est symbolisée par la plume de la vérité qui maintient la balance.

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Les autres oeuvres à suivre ...


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